La
structure matérielle du vers français
Le
compte des syllabes dans les vers
En ancien français le compte
des syllabes était rigoureusement conforme à la prononciation
; mais à mesure que la prononciation a changé, la question
s'est compliquée : tantôt en effet, on a conservé
la manière de compter originaire et traditionnelle, tantôt
on s'est réglé d'après la prononciation contemporaine,
tantôt en fin on a adopté une troisième manière
de compter.
La versification
française est syllabique, c'est-à-dire qu'elle est fondée,
comme l'indique son nom, sur le nombre des syllabes.
Elle diffère de la versification métrique,
qui repose sur la quantité des syllabes longues et brèves
(vers grecs et latins), et de la versification rythmique,
qui dépend de la place des syllabes accentuées ou atones
(vers anglais ou allemands).
- Du dix-septième siècle jusqu'à la fin du dix-neuvième,
le nombre de syllabes du ver est le plus souvent un nombre pair :
douze, dix, huit, six, quatre, deux..
- Les vers impairs de sept, de cinq, de trois syllabes, et même
d'une syllabe, ont cependant été parfois utilisés
à toutes les époques littéraires.
- Il faut chercher les vers impairs de treize, de onze et neuf syllabes
dans la poésie de la fin du XIXe siècle (chez VerIaine
par exemple).
Deux difficultés arrêtent et trompent parfois les débutants
dans le compte des syllabes.
Ces difficultés portent sur l'e caduc (ou dit muet) et sur
la diphtongue (voir Diérèses et synérèses
)
L'e
caduc ou dit muet :
En ancien français, l'e dit
muet n'était jamais réellement muet, avec le temps,
cette voyelle a cessé de se faire entendre à certaines
places dans la prononciation courante, tout dépend de sa position
et de ce qui l'entoure.
- L'e caduc compte toujours comme syllabe, quand il est placé
entre deux consonnes :
Que l'aigle connaît seul et peut seul approcher (Victor Hugo)
- Il s'élide devant un mot commençant par une
voyelle ou un h muet :
Comme il souffle et mugit, l'ouragan, dans les tours ! (Emile
Deschamps)
Ce vers se prononce et se compte comme s'il y avait
Com' il souffl' et mugit, l'ouragan, dans les tours !
- L'e caduc, même suivi des consonnes s, nt, ne compte
pas à la fin du vers:
Je marche sans trouver de bras qui me secourent (Victor Hugo)
Des rochers, des torrents, et ces douces images, (Lamartine)
- Dans le corps du vers, l'e caduc, suivi des consonnes s, nt,
compte cependant toujours pour une syllabe, même devant une
voyelle ou un h muet
Et les jaunes rayons que le couchant ramène (Sainte-Beuve)
- Dans les troisièmes personnes des verbes en -aient,
l'e étant considéré comme nul parce que les lettres
ent ne se prononcent jamais, ces mots peuvent entrer dans le corps
du vers, même devant une consonne
Ils fuyaient, le désert dévorait le cortège.
(Hugo)
- À ces finales on joint d'ordinaire, comptant pour une
syllabe : soient, voient et croient.
- L'e caduc final précédé d'une
voyelle, comme dans les mots vie, Marie, rue, année, visée,
soie, marée, doit toujours s'élider. Il ne peut donc
être mis dans le corps d'un vers que si le mot suivant commence
par une voyelle
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait. (Hugo)
Cette règle date de Malherbe, car au XVIe siècle Ronsard
et la Pléiade ne craignaient pas de dire, en comptant l'e caduc
Marie, qui voudrait votre nom retourner
Il trouverait aimer. Aimez-moi donc Marie...
- Placé à l'intérieur d'un mot, entre une
voyelle et une consonne, l'e caduc ne compte pas. Par exemple dans
les mots en uement, iement (dévouement, reniement etc.), et
dans les futurs des verbes du premier groupe de conjugaisons, comme
priera, tuerai, crierons, louerez:
Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur. (Corneille)
diérèses
et synérèses:
Quand plusieurs voyelles se suivent
dans un mot et forment ou non diphtongue, il est essentiel de savoir
si elles forment une ou deux syllabes, car la régularité
et la diction du poème en dépend.
En ancien français, la question est très simple pour
qui connaît l'histoire de la langue ; elle est inextricable
pour qui l'ignore. on peut distinguer deux cas :
a) - les deux voyelles constituent une
diphtongue qui représente une seule voyelle latine ou une voyelle
et une consonne : elle ne font qu'une syllabe :
La synérèse est la prononciation en une syllabe
de deux voyelles contiguës
b) - les deux voyelles représentent
deux voyelles latines, qui étaient séparées en
latin par une consonne.
La diérèse est la prononciation en deux syllabes
de deux voyelles contiguës
Cette distinction peut être
justifiée par l'étymologie latine. C'est ainsi que bien,
venant de bene, est synérétique, c'est-à-dire
compte habituellement pour une seule syllabe (mais il y a des exceptions),
alors que lien, venant de ligamen, et pria, venant de precavit, sont
en principe diérétiques, c'est-à-dire comptent
habituellement deux syllabes.
Mais c'est ici le versificateur qui décide en dernière
instance, non les règles de la prononciation ni l'étymologie.
la césure:
Dans les anciens vers français, la césure est une
" pause " dans l'intérieur du vers, venant à la place
fixe après une syllabe obligatoirement accentuée. Cette
pause ne doit pas être artificielle : la syntaxe doit la demander
ou tout au moins la permettre.
Elle divise le vers en deux parties, que l'on nomme " hémistiches
", mais qui n'ont pas nécessairement le même
nombre de syllabes. Séparant ces deux parties comme la pause
qui vient après le vers le sépare su suivant. Elle est
généralement un peu plus faible car seule la pause de
fin de vers permet la reprise de la respiration.
- Dans l'alexandrin
ou vers de douze syllabes, on doit, en principe, observer un repos
au milieu du vers, c'est-à-dire entre la sixième et
la septième syllabe. Chaque moitié du vers se nomme
hémistiche :
La fille de Minos | et de Pasiphaé. (Racine)
Dans ce vers comme dans presque tous les vers, le repos de la
césure est faible, et n'est marqué par aucune ponctuation,
mais il n'en est pas moins sensible, grâce à l'accent
qui porte sur la dernière syllabe du mot Minos.
L'alexandrin classique a donc deux accents fixes (sur la sixième
et la douzième syllabe), mais il en a d'autres qui sont mobiles,
et qui partagent le plus souvent chaque hémistiche en deux
parties.
D'après cela, on peut établir cette règle
que tout alexandrin a quatre accents : les deux premiers fixes, ceux
de la césure et de la rime ; les deux autres mobiles et tombant,
selon que le veut l'harmonie, sur telle ou telle syllabe dont ils
accentueront l'effet :
Le jour n'est pas plus PUR que le fond de mon CUR. (Racine)
Oui, je te loue ô CIEL de ta persévérance. (Racine)
Dans ce dernier vers, on voit que le
second hémistiche n'a pas d'accent mobile. C'est ainsi que
les classiques eux-mêmes étaient amenés à
varier les repos de l'alexandrin, pour éviter la monotonie.
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant. (Corneille)
Ce besoin a conduit les poètes
à l'affaiblissement de la césure et à la coupe
ternaire, que Corneille a employée un des premiers dans un
beau vers célèbre
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
Victor Hugo et les Romantiques ont aussi
utilisé cette coupe :
La boue aux pieds la honte au front la haine au cur. (Hugo)
Il vit un il grand ouvert dans les ténèbres. (Hugo)
Tantôt légers tantôt boiteux toujours pieds nus.
(Musset)
Il est à remarquer que s'ils
ont ainsi donné au vers deux césures et supprimé
la césure classique du sixième pied ils n'ont pas osé
permettre à un mot d'être à cheval sur elle.
Mais d'autres, après lui, ont eu plus de hardiesse. On a vu
les Parnassiens mettre à la sixième place des mots atones,
des mots " proclitiques " (prépositions, articles, adjectifs
possessifs), naturellement rattachés au mot suivant ; puis
on y voit apparaître un e caduc non élidé. Enfin,
l'emploi d'un long mot au milieu du vers supprime complètement
la coupe.
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. (Rimbaud)
- La césure du vers de
onze syllabes (ou endécasyllable ) se place habituellement
après la cinquième syllabe :
Les sylves légers s'en vont dans la nuit brune. (Banville)
- La césure du vers de
dix syllabes ou décasyllabe se place soit après la quatrième
syllabe :
Tout va sous terre et rentre dans le jeu (Valéry),
soit après la cinquième syllabe :
La vierge mignonne endort en chantant
Son petit Jésus sur la paille fraîche.
Elle resplendit au fond de la crèche,
Comme un grand lis d'or au bord d'un étang. (Vicaire)
- Au-dessous du vers de dix syllabes,
les vers n'ont plus de césure fixe, mais seulement des accents
mobiles.
l'élision
et l'hiatus:
Définitions
:
Quand un mot terminé par une voyelle
précède immédiatement dans l'intérieur
d'un vers un mot commençant par une voyelle, il se produit
soit une élision, soit un hiatus.
On dit qu'il y a élision lorsque la première des deux
voyelles est supprimée, tant dans la prononciation que dans
le compte des syllabes, et hiatus lorsqu'elles se prononcent et comptent
toutes deux.
Ces deux phénomènes ne sont pas propres à la
versification, mais se produisent de la même manière
dans la langue parlée. L'élision est même généralement
notée par une apostrophe dans l'orthographe usuelle lorsqu'il
s'agit de mots auxiliaires : article, pronom, préposition,
conjonction.
Quant à l'hiatus, il était en ancien français
asmis dans les vers avec la même liberté que dans la
prose. Peu à peu, l'art devenant plus délicat, on fut
choqué par certaines rencontres de voyelles, aussi les poètes
de la Pléiade n'admirent-ils l'hiatus qu'entre des monosyllabes
inaccentuées et une voyelle initiale.
L'hiatus
est le choc de deux voyelles, l'une finale, l'autre initiale. Ce choc
est surtout désagréable lorsqu'une voyelle se rencontre
avec elle-même, comme dans " il alla à Amiens
" ; on l'évite, pour cette raison, en poésie et même
dans la prose.
L'hiatus n'est formellement proscrit que depuis Malherbe; tous les
poètes l'admettaient avant lui, et le plus souvent fort heureusement
Un doux nenni avec un doux sourire... (MAROT)
Plus ne suis ce que j'ai été. (Clément MAROT)
On ne considère pas comme
hiatus la rencontre d'une voyelle avec un mot commençant par
un h aspiré, et l'on peut par conséquent dire la hache,
le holà, au hasard.
Il n'y a pas d'hiatus lorsque
deux voyelles se rencontrent par l'élision d'un e caduc.
L'épée au flanc, l'oeil clos, la main encore émue.
(Hugo)
Une coupable joie et des fêtes étranges. (Baudelaire)
En revanche, il y a des terminaisons
qui, sans former en fait hiatus avec la voyelle du mot suivant, n'en
sont pas moins aussi désagréables que de vrais hiatus.
Il en est ainsi dans le choc de nasales, comme par exemple dans :
Plaignez-vous en encor (Corneille). Et en cent noeuds retords (Ronsard).
On prescrit donc de les éviter.
En somme, l'hiatus devrait être écarté uniquement
quand il blesse l'oreille, car il existe dans le corps de la plupart
des mots, et il est extraordinaire qu'on ne puisse dire il y a, quand
on pourra dire camélia ou Iliade, et tu es, tu as, quand on
pourra dire tuer, tuas. Bien plus, grâce à la règle
énoncée plus haut qui ne compte pas l'hiatus dans l'élision,
on pourra dire tuée en voiture, et non pas tué en duel,
d'autre part, beaucoup de rencontres de mots où la liaison
ne se fait pas font hiatus pour l'oreille, comme dans papier à
lettres, par exemple. Cependant, la règle était si forte,
même pour les Romantiques, que Hugo et Vigny ont écrit
nud devant une voyelle, et seul Musset a osé écrire
en s'amusant : "Ah! folle que tu es! " Cette règle s'est, comme
tant d'autres, assouplie dans la poésie moderne.
l'enjambement
et le rejet:
L'enjambement se produit lorsqu'une
partie de phrase, de faible étendue (trois mots environ), est
placée à la fin d'un vers mais se rattache à
la phrase dont l'essentiel est contenu dans le vers suivant:
Gloire à Sémiramis
la fatale! Elle mit
Sur ses palais nos fleurs sans nombre où l'air frémit
(Voltaire).
Le rejet se produit lorsqu'une
partie de phrase, de faible étendue (trois mots environ), est
placée au début d'un vers mais se rattache à
la phrase dont l'essentiel est contenu dans le vers précédent
:
Voici, en guise d'exemple les célèbres rejets
de l'Aveugle d'André Chénier:
C'est ainsi qu'achevait l'aveugle en soupirant,
Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre
S'asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants.
Les Romantiques s'emparèrent
de ces processus, et Victor Hugo écrit dans Hernani :
Serait-ce déjà lui? c'est bien à l'escalier
Dérobé.
Il écrit de même :
Dans mon ailée habite un cordier patriarche,
Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, et marche
À reculons, son chanvre autour des reins tordu. (Lettre.)
Musset écrit aussi :
Le spectacle fini. la charmante inconnue
Se leva; le cou blanc, l'épaule demi-nue
Se voilèrent; la main rentra dans le manchon.
Et, lorsque je la vis au seuil de sa maison
S'enfuir, je m'aperçus que je l'avais suivie.
(La Soirée perdue)
On trouve dans Baudelaire:
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi!...
Et Mallarmé dit:
De l'éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs...
Ces enjambements ou rejets disloquent
le vers mais on voit que les mots en rejet par exemple sont précisément
les plus expressifs et ceux qui doivent être mis en valeur par
l'action qu'ils expriment. Mais lorsque Musset s'amusait à
écrire dans Les Marrons du feu :
Si c'est alors qu'on peut la laisser, comme un vieux
Soulier
il recherchait surtout un effet comique.
Banville va jusqu'à couper un mot à la fin du vers:
Les demoiselles chez Ozy
Menées
Ne doivent plus songer aux hy-
Ménées.
page
suivante