La
structure matérielle du vers français
l
' inversion
Il est certain qu'une
inversion habile permet beaucoup à l'harmonie du vers, et la
prose elle-même a des inversions.
Quand Musset écrit:
De paresse amoureuse et de langueur voilée,
il écrit un beau vers onduleux, aux molles inflexions, en rejetant
à la rime le mot essentiel, et il donne une délicate
impression féminine que n'exprimerait jamais la phrase toute
banale : Voilée de langueur et de paresse amoureuse.
On n'a jamais cessé de transposer les mots, et souvent pour
les effets les plus heureux, notamment dans les cas suivants :
1. Le
sujet du verbe :
Je fuis, ainsi le veut la fortune
ennemie. (Racine)
2. Le
complément du nom :
D'une prison sur moi les
murs pèsent en vain. (Chénier)
3. Le
complément indirect du verbe :
Aux petits des oiseaux
Dieu donne leur pâture. (Racine)
4. Les
compléments circonstanciels :
De sa tremblante main sont
tombés les fuseaux. (Voltaire)
5. Les
adverbes :
Quelques crimes toujours
précèdent les grands crimes. (Racine)
La plupart des autres inversions
doivent en principe être évitées:
Et si quelque bonheur
nos armes accompagne. (Racine)
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite. (La Fontaine)
les
licences poétiques
La sévérité des
règles peut justifier les libertés qu'on a laissé
prendre aux poètes avec l'orthographe et la syntaxe.
Tous les poètes ont toujours écrit indifféremment
encore et encor, et c'est même cette dernière orthographe
qui semble prévaloir dans le style poétique.
Ils écrivent aussi, avec ou sans s, jusque ou jusques:
Sion, jusques au ciel élevée autrefois.
Jusqu'aux enfers maintenant abaissée (Racine),
certe ou certes, guère ou guères, naguère
ou naguères, grâce à ou grâces à,
remord ou remords, zéphyr ou zéphyre.
Ils ont écrit également sans s, si besoin était,
un certain nombre de noms propres, tels que : Charle, Arle, Athène,
Versaille, Londre, Thèbe.
Ils supprimaient également l's de la première personne
de certains verbes, comme : je voi, je croi, je doi etc.
Cette licence, employée surtout au XVIIe siècle, a cependant
servi encore à Victor Hugo. On lit, dans Booz endormi :
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt.
la
langue poétique
Le classicisme prétendait éliminer
du vocabulaire poétique les termes jugés trop vulgaires;
mais il n'y a plus aujourd'hui de mots poétiques, pas plus
qu'il n'y a de style noble ou roturier; il n'y a que de bons ou de
mauvais poètes, qui savent, ou non, tirer parti des mots qu'ils
emploient, depuis le jour où Hugo a écrit :
J'appelai le cochon par son nom, pourquoi pas?
J'ai dit au long fruit d'or : Mais tu n'es qu'une poire!
À moins d'une volonté
parodique ou d'un désir nostalgique (post-moderne) il ne viendrait
plus, en effet, à la pensée d'aucun poète d'écrire
: l'airain et le bronze pour le canon et la cloche, le coursier pour
le cheval, le glaive pour l'épée, la flamme pour l'amour,
etc.
les
effets allitératifs et les cacophonies
L'harmonie est fondée tout entière
sur un heureux choix de mots qui ne relève guère que
du talent et de l'oreille du poète.
On peut dire, cependant, que la cacophonie tient la plupart du temps
à l'emploi de syllabes nasales ou gutturales, répétées
dans un espace trop court Le type du genre cacophonique est dans ces
vers malheureusement célèbres de Voltaire :
En avez-vous jugé Manco Capac capable
Non, il n'est rien que Nanine n'honore.
Il est aussi dans certains vers dont
le sens prête à l'équivoque comme dans celui-ci,
de J.-B. Rousseau:
Vierge non encor née en qui tout doit renaître.
Pourtant. la répétition
des mêmes syllabes ou des mêmes consonnes, ce que l'on
appelle allitération, prête
à des effets heureux d'harmonie imitative. C'est ainsi que
Racine amasse à dessein les s dans ce vers célèbre:
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?
que Lamartine groupe habilement les s, les l et les r dans ceux-ci:
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus au pied de l'oranger;
et Hugo les f dans ces autres:
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle.
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
Souvent, l'harmonie est à la
fois imitative et figurative, c'est-à-dire qu'elle donne l'impression
de la rapidité ou de la lenteur, grâce aux rejets, aux
coupes diverses, qui allongent ou raccourcissent le vers, en même
temps qu'elle imite les sons grâce aux allitérations
ou aux assonances.
La Fontaine en donne de nombreux exemples :
... Il entassait toujours;
Il passait les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans relâche.
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche.
Le Thésauriseur et le Singe
Dans un chemin montant. sablonneux. malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moine, vieillards, tout était descendu :
L'attelage suait, soufflait, était rendu.
Le Coche et la Mouche
Victor Hugo a su donner une impression de lenteur majestueuse
et de mystère:
Les grands chars gémissants qui reviennent le soir...
Sombre comme toi, nuit; vieux comme vous, grands chênes!...
Quant à Verlaine, sa poésie "musicale " abonde en
strophes mélodieuses, où le rythme et la sonorité
semble dans une certaine perspective s'accorder aux sentiments:
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.
les
différentes mesures de vers
Les différentes mesures de vers
n'ont pas connu toujours le même succès au cours de l'histoire
de la poésie française : les vers de mesure paire (6,
8, 10, 12 syllabes) ont été à peu près
les seuls employés jusqu'aux révolutions poétiques
du XIXe siècle.
Le vers le plus long de la poésie
classique française est le vers de douze syllabes ou alexandrin,
ainsi nommé à cause du Roman d'Alexandre, poème
composé au XIIe siècle, en vers de ce genre. On
peut aussi l'appeler dodécasyllabe.
Il y a le vers de onze
syllabes (ou endécasyllable ):
Les sylves légers
s'en vont dans la nuit brune. (Banville)
Le vers de dix
syllabes (ou décasyllabe):
Tout va sous terre et rentre
dans le jeu (Valéry)
Le décasyllabe est sans doute
le vers qui a eu le rôle littéraire le plus considérable.
C'est le vers de la Chanson de Roland; c'est, avec quelques transformations,
le vers de Dante, de Pétrarque, de l'Arioste, du Tasse. d'Alfieri.
de Leopardi; celui de Camoëns; celui de Chaucer. de Spenser,
de Shakespeare, de Milton, de Pope, de Byron. de Shelley. de Tennyson;
celui de Lessing, de Goethe et de Schiller.
Le vers de neuf
syllabes (ou ennasyllabe):
Tournez, tournez, bons chevaux
de bois. (Verlaine)
Le vers de huit
syllabes (ou octosyllabe):
L'amour est mort j'en suis
tremblant
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent. (Apollinaire)
Le vers de sept
syllabes (ou heptasyllabe):
Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'a mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux. (Corneille)
Le vers de six
syllabes (ou hexasyllabe):
L'arbre, libre volière,
Est plein d'heureuses voix;
Dans les pousses du lierre
Le chevreau fait son choix. (Hugo)
Le vers de cinq
syllabes (ou pentasyllabe):
Le soir qui s'épanche
D'en haut sur les prés
Du coteau qui penche
Descend par degrés;
Sur le vert plus sombre,
Chaque arbre à son tour
Couche sa grande ombre
À la fin du jour. (Lamartine)
Le vers de quatre
syllabes (ou tétrasyllabe)
:
Dans l'herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire. (Verlaine)
Le vers de trois
syllabes (ou trisyllabe):
Par Saint-Gilles,
Viens-nous-en,
Mon agile
Alezan. (Hugo)
Le vers de deux
syllabes (ou disyllabe):
On doute
La nuit.,
J'écoute :
Tout fuit,
Tout passe.
L'espace
Efface
Le bruit.
(Hugo)
Voici, en vers d'une
syllabe (ou monosyllabe), le fameux sonnet de Jules
de Rességuier :
Fort
Belle,
Elle
Dort;
Sort
Frêle!
Quelle
Mort!
Rose
Close,
La
Brise
L'a
Prise.
Certains poètes ont employé
parfois des vers de plus de douze syllabes. On cite des vers de treize
syllabes (ou tridécasyllabes):
Jetons nos chapeaux, et
nous coiffons de nos serviettes,
Et tambourinons de nos couteaux sur nos assiettes. (Scarron)
À demi couché sur le dos nu d'un éléphant.
(Banville)
Dans l'ombre autour de moi vibrent des frissons d'amour. (Richepin)
Des poètes ont essayé
des vers de quinze syllabes et davantage en les appelant parfois versets
; mais notre oreille a quelque peine à y discerner une unité
rythmique, et elle les coupe spontanément en vers plus petits.
vers
libres classiques - vers libres modernes
Dans la poésie classique, on
appelle vers libres des vers où, pourvu que soit observée
l'alternance des rimes masculines et féminines, et que chaque
vers pris à part
obéisse à ses lois propres, tous les mélanges,
toutes les combinaisons sont possibles.
C'est le vers de La Fontaine dans ses Fables, de Molière dans
l'Amphitryon.
Par sa liberté même, il est d'un maniement fort délicat
et suppose un sentiment subtil du rythme.
Le vers libre moderne s'est, lui,
peu à peu libéré de toute espèce de règles
traditionnelles.
Il paraît s'être constitué
vers 1880, à la suite des recherches rythmiques de Gustave
Kahn et de Marie Kryzinska; mais on pourrait peut-être en voir
la première origine dans deux poèmes en prose de Baudelaire.
Deux poèmes de Rimbaud (Marine, Mouvement), en 1886, se rattachent
au "verlibrisme " La nouvelle espèce de vers fut adoptée
par Laforgue, Henri de Régnier, Verhaeren, Moréas, mais
plusieurs d'entre eux sont revenus au vers régulier, tandis
que d'autres cherchent à "purifier " la poésie en la
soustrayant à toutes les servitudes de la rhétorique,
de la rime et même de la syntaxe. Chez P. Fort, P. Claudel,
G. Apollinaire, P. Éluard, rien apparemment des règles
anciennes ne vient plus gêner le rythme de l'inspiration poétique.
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